Test : Grauen no Torikago (Dreamcast)
Qu'est-ce qu'un jeu vidéo ? Qu'est-ce qui distingue le jeu vidéo d'autres formes de divertissement ? "L'interactivité" semble être une réponse évidente, même dans sa forme la plus limitée : personne ne se demande plus sur les visual novels ou les "walking sims" sont des jeux vidéo : le simple fait de tenir la manette change la perception qu'on a de la narration, même si nos actions sont limitées. Mais quid d'un jeu où l'interactivité est nulle ? C'est le cas de cet objet singulier qu'est Grauen no Torikago.
Grauen no Torikago (traduit en anglais par "Birdcage of Horror", la cage aux oiseaux des horreurs), est une série produite et éditée par SEGA. Son format est très particulier, puisqu'elle compte 365 épisodes d'une minute, répartis sur 6 CD. Il était impossible de regarder tous les épisodes à la suite : il fallait se connecter chaque jour au service Dreamcast Online pour télécharger un fichier de sauvegarde spécial sur le VMU.
De plus, le jeu lui-même n'était vendu que sur le Dreamcast Online, et il fallait obligatoirement avoir terminé un chapitre pour pouvoir acheter le suivant. Chaque chapitre est donc plus rare que le précédent, et selon Segaretro, le chapitre 6 serait le jeu le plus rare de la Dreamcast. Les serveurs ayant fermé peu après la sortie du dernier chapitre, il faut récupérer une sauvegarde spéciale, ou extraire les vidéos depuis le GD-Rom pour les regarder. Heureusement, un patch est sorti récemment pour permettre d'accéder à tout le contenu du jeu sans cette sauvegarde, et par la même occasion, le jeu a été traduit en anglais.
L'héroïne du jeu est une jeune lycéenne nommée Nao Tsunoda, qui emménage seule dans un appartement d'un immeuble tokyoïte. Mais à peine a-t-elle commencé à déballer ses cartons, qu'on découvre le corps décapité d'une de ses voisines sur le toit. Dans l'appartement de la victime, on découvre une mise en scène macabre, avec sa tête en lévitation, et qui émet un bruit étrange. On apprend rapidement que tous les locataires ont signé le même contrat : si 5 des 10 personnes qui se sont engagées sont tuées avant qu'une année s'écoule, les survivants verront leurs dettes épongées, grâce aux assurances-vie des victimes. Mais qui est le meurtrier ? A-t-il un ou plusieurs complices ? Que fait Nao dans cette galère alors qu'elle n'a signé aucun contrat ? Quel rapport avec un massacre ayant eu lieu plusieurs années plus tôt en Allemagne ? Et quels sont ces flashs que voit Nao, qui rappellent les scènes de crime ?
Chaque épisode de Grauen no Torikago suit une structure classique, avec notre héroïne qui tente tant bien que mal de mener l'enquête, assistée par un jeune homme qui travaille comme serveur dans le bar situé au sous-sol de l'immeuble, et se conclut par un nouveau meurtre croquignolet. On ne peut pas dire que le rythme soit des plus trépidants, et il est très inégal selon les épisodes : on accorde le bénéfice du doute à la première moitié du jeu, puis le rythme s'effondre, et on se réveille vers la fin grâce aux twists et aux contre-twists de l'intrigue. La galerie de personnages n'est pas très enthousiasmante : Nao est juste nunuche, son ami/love interest pas très dégourdi non plus, et seuls certains des locataires ont un profil intéressant (comme ce catcheur qui ne retire jamais son masque, et dont l'attaque ultime consiste à tirer sur le zgeg de son adversaire). La police ne reste pas les bras croisés, mais l'inspecteur chargé de l'enquête est affublé de collègues pas très futés, qui sont infoutus de surveiller correctement l'unique entrée de l'immeuble. Ajoutez à ça une petite fille mystérieuse (Ring n'est pas très loin), et de la para-psychologie de comptoir, et le tableau est à peu près complet.
Quand on n'a pas de pétrole, il faut avoir des idées ; malheureusement, chez SEGA, on n'avait ni l'un ni l'autre. Le meilleur comédien est certainement l'inspecteur, incarné par Yukijirō Hotaru, qui tourne entre 5 et 10 films par an (essentiellement des polars) et qu'on a vu dans la trilogie Gamera, et plus récemment dans Tokyo Vice et Shogun. Les autres comédiens expérimentés sont des habitués de rôles de seconds couteaux et font le taf. Les plus jeunes sont mauvais comme des cochons, annonant leur texte sans conviction ou en lisant un prompteur (difficile de se décider). Mention spéciale, cependant, au gérant du bar, qui joue, non pas comme une patate, qui est un aliment bien trop noble pour être associée à cette prestation cataclysmique mais comme... un légume que personne n'aime ? Un chou de Bruxelles ? Un topinambour de fin 1945, dont la seule mention lève le coeur à ceux qui en ont mangé durant toute l'occupation ? Le "comédien" réussit l'exploit de tout jouer mal, y compris sans prononcer un mot, y compris de dos. A ce niveau c'est presque un super pouvoir.
La production value est abyssale : on passe la moitié du film dans la même cage d'escalier, le bar de l'immeuble est tellement miteux qu'on doit certainement être à jour de tous ses vaccins pour y entrer, et les rares tournages en extérieur font de la peine tant la photo est médiocre. Attention, elle est nulle aussi en intérieur hein, mais en décors naturels on voit clairement que le directeur photo et le chef op avaient piscine. Les mêmes deux thèmes musicaux sont recylcés ad nauseam, le ketchup coule à flot lors des meurtres, bref, on sent que le budget était famélique.
Ce sont peut être les scénaristes qui ont été les mieux payés, en tous cas ils ont mis du coeur à l'ouvrage. Après un gros coup de mou au milieu, les rebondissements s'enchaînent, et on sent qu'ils ont tâché de ne pas laisser de zones d'ombre : bon, ça ne marche pas à tous les coups, même si on se demande parfois si ça ne fait pas partie de la caractérisation des personnages. Comme cette fois où Nao se demande comment son mystérieux interlocuteur dans un chat online (sur Dreamcast !) connaît son nom, alors qu'elle lui a envoyé LA VEILLE un e-mail depuis son adresse perso nao.tsunoda@hotmail.com.
Du coup, Grauen no Torikago est foncièrement nul, mais assez divertissant. Pour peu qu'on soit bien disposé, on peut se prendre au jeu d'essayer de deviner qui est le tueur, avec les éléments qu'on découvre en même temps que Nao ou la police. Ou simplement, à prendre du plaisir à voir où l'intrigue va nous emmener, pour savoir si oui ou non la vieille chanteuse est dans le coup, si oui on non Natsu va pécho Nao (ce que laissent entrevoir certaines scènes coupées, assez rigolotes), et tout simplement pour revivre ce qu'une poignée de japonais a vécu, en allumant leur Dreamcast chaque jour pendant un an, tout ça pour avoir une minute de TV Drama mi-navet, mi-nanardeux, avec un délai de connexion supérieur à la durée d'un épisode, et une compression vidéo tout à fait d'époque. Un vrai sacerdoce.
Notez que SEGA ne s'est pas complètement fichu de nous, puisque chaque disque comporte quelques bonus, comme des interviews de certains membres du staff et des scènes coupées, dont certaines qui sont plus réussies que ce qui a été gardé au montage.
Alors, est-ce que Grauen no Torikago est un jeu vidéo ? On peut considérer que l'interactivité se situe dans la tête du joueur, mais cela revient à considérer qu'un épisode de Columbo est un jeu vidéo (d'ailleurs c'est quand vous voulez pour une adaptation, hein). Ce serait pousser le bouchon un peu loin. Donc non, malgré son support, son mode de distribution rigolo (et fastidieux), Grauen no Torikago est juste une mini-série assez nulle, mais loin d'être inintéressante, au-delà de son format original.
Verdict
Points forts
- Format original
- Le polar horrifique fauché, c'est toujours rigolo
- On peut se prendre au jeu
- Plus besoin d'attendre un an avoir de connaître la fin
Points faibles
- Production value au ras des pâquerettes
- Acteurs au talent très inégal
- Intrigue tarabiscotée
- Compression vidéo vraiment pas géniale
- Zéro interactivité