Traduction : Les débuts de Yuji Naka chez SEGA

C'est pile les 30 ans (1 mois et quelques jours :p) de Sonic, quoi de mieux pour fêter cet anniversaire qu'une interview rétro, datant de 1998, de l'un de ses créateurs récemment retraité qu'est Yûji Naka ?
Alors pas de méprise, elle ne se concentre pas vraiment (pas du tout même) sur Sonic mais plutôt sur le parcours de celui qui est qualifié par beaucoup de programmeur de génie. On y apprend beaucoup de choses inutiles (mais sympas) et quelques petites autres beaucoup plus instructives, mais je ne vous en dis pas plus, je vous laisse découvrir tout cela.
Bref, bonne lecture, et surtout, n'oubliez pas de nous faire part de vos impressions !

Cet article a été publié dans le magazine japonais SEGA Saturn Magazine en date du 13 mars 1998 (vol.7) pages 126~131, dans une série de portrait qui s'intitule "A series of biographies of GAME CREATOR"


Yûji Naka, l'homme qui a incarné le rêve américain

 

Yûji Naka est un des principaux créateurs de la section CS (consumers) en charge des jeux sur consoles SEGA. Ce génie de la programmation est une des personnes ayant donné naissance à Sonic, le personnage emblématique de la marque. Et bien qu'alors encore jeune, il a même fait un passage aux États-Unis.

Après avoir incarné le rêve américain, il revint au Japon lorsque le projet Saturn fut mis sur pieds. Une fois de retour dans la société mère, son rêve s’est concrétisé avec l’achat de ses Ferrari F355B et Porsche Carrera 2, voitures qu'il affectionne et dont il nous a fait une magnifique présentation.

On va aussi aller sur les traces de ce qui a permis de donner naissance à ce jeune créateur de génie.

C'est de la vie de cette tête d'affiche de la Sonic Team, poursuivant sans cesse rêve et espoir, dont nous allons découvrir des épisodes encore inconnus, et c'est tout de suite !

Le génie qui réussi à prendre le cœur des SEGA fans passionnés


---14 ans depuis sa prise de poste chez SEGA.
Il a été embauché 1 an plus tard que Yû Suzuki de l'AM#2. À sa sortie du lycée, il a obtenu un poste dans l’équipe travaillant sur les jeux consoles. Il y a une dizaine d’années, Yû Suzuki avait captivé les joueurs avec les grosses machines d'arcade type Taikan*. Tandis que Yûji Naka lui, avec les nombreux softs sur lesquels il a travaillé, a pris le cœur des SEGA fans.

« Les jeux SEGA ont une saveur différente »

Cette légende dans le milieu des joueurs a pu prendre forme grâce à ce créateur de génie qui sut se distinguer des autres.

Allons sur les traces de ce qui a conduit notre tout jeune passionné surdoué à prendre ses rêves à bras le corps.
On va d'abord essayer d'y voir plus clair en abordant son enfance.

*Note du traducteur : les Taikan [~faire ressentir le corps] comme par exemple Hang On et sa moto qu'on chevauche.


Yûji Naka : Alors en fait, je suis originaire d'Osaka.

Après avoir terminé le lycée, je suis entré chez SEGA ; toutes les personnes qui y étaient me semblaient plus âgées. Tous ceux déjà présents dans l'entreprise étaient donc plus vieux que moi, et il semblait ne pas y avoir eu de nouveaux plus jeunes qu'eux durant les quatre dernières années.

Je trouvais plutôt impoli de parler avec mon accent d'Osaka* et j'ai donc fait de mon mieux pour employer un japonais standard, et j'ai perdu mon accent (rire).

*NdT : accent très reconnaissable typique de cette région qu'est le Kansai, son style est assez familier et un petit jeune comme lui ne devait pas être à son aise.

Vers 2 ans. Dans la ville de Daitō. Lors d'une fête Danjiri Matsuri typique d'Osaka.

---Vous avez toujours été à Osaka jusqu'à votre diplôme du lycée ?

Yûji Naka : Je suis né dans la ville d'Hirakata de la préfecture d'Osaka, j'y suis resté jusqu'à mes 3 ans. En face de la maison, se trouvait la rivière, la route et des clôtures.

Il y avait le parc d'attraction Hirakata Park*, et chaque jour j'allais au bord de la rivière afin de l’apercevoir. Dans mon cœur d'enfant je me disais « ahhh il est juste là-bas pourtant... » (rire).

Mais malheureusement, l'air était très mauvais dans cette zone, et on a déménagé dans la ville de Moriguchi, toujours à Osaka.

*NdT : Le Hirakata Park est toujours en activité et est d'ailleurs le plus vieux du genre au Japon !

Celle-là aussi vers 2 ans. Dans le parc d'attraction Ayameike pas loin de chez ma tante (NdT : parc fermé en 2004).

En fait, nous y sommes restés jusqu'à ma troisième année*(8/9ans) de primaire. Mais en première année (6/7 ans) j'ai eu la scarlatine, qui est une maladie infectieuse. Comme cette maladie avait semble-t-il disparu, mon cas étais particulièrement rare, alors j'ai été mis en quarantaine au CHU.

Quand le médecin faisait le tour des patients, il était avec plus d'une dizaine d’étudiants, et lorsque je tirais la langue il m’examinait et tous les élèves prenaient des notes avec le plus grand soin (rire).

Au final, j'ai passé plus d'un mois dans le pavillon de quarantaine. Durant cette période, chaque jour je montais des maquettes en plastiques.

*NdT : au Japon, plutôt que l’âge d'un enfant, on va le plus souvent dire, seconde année de primaire, première de collège etc etc... pas simple de s'y retrouver du coup. Dans notre cas, cela correspond donc à 8/9 ans.

--- Vous jouiez à quels genres de jeux enfant ?

Yûji Naka : En primaire, il y a eu toutes sortes de modes, et forcement j'en étais (rire). Des choses comme Microman ou encore Cyborg No.1. À l’époque j'essayais les mêmes jouets à la mode que les autres enfants évidemment.

Je pense que j'aimais aussi la télévision. C'est pour cela qu'en troisième année de primaire (8/9 ans) je portais déjà des lunettes (rire). Et j'adorais construire des choses, j'ai toujours fait des trucs avec les Legos.

Pour revenir aux maquettes plastiques, je ne les peignais pas une fois terminées, c’était le fait de les assembler qui m'amusait, rien d'autre.

Sans surprise, dès l'enfance j’étais déjà attiré par tout ce qui était scientifique
 

---En primaire, quelles étaient les matières que vous aimiez et celles que vous détestiez ?

Yûji Naka : le Japonais, les kanjis, et aussi la science sociale ou encore l'histoire, tout cela ce n’était même pas la peine. C’était le néant total (rire). Sans surprise, j'adorais les mathématiques. Je pense que c’est tout.

Le reste j’étais totalement nul (rire). Bon il y avait bien les sciences avec lesquelles c’était couci-couça.

En quatrième année de primaire (9/10 ans), j'avais reçu ma première Échelle N (NdT : je n'avais jamais entendu parler de ce terme, je vous laisse suivre le lien Wikipedia pour découvrir). C'est vers cet âge que je me suis pris d'amour pour les trains, par la suite la photographie s'ajoutera à ma liste de loisirs.


--- Vous preniez des cours supplémentaires* ?

*NdT : les juku comme on dit ici : il n'est pas rare que les enfants aillent après l’école dans des organismes privés pour continuer d’étudier afin de viser le top niveau.

Yûji Naka : En primaire, j'ai bien fait de la calligraphie et du boulier mais j'ai arrêté (rire).

Par la suite, un ami m'avait invité en sixième année de primaire (11/12 ans, il s'agit de la dernière année avant le collège) à passer un test pour des cours supplémentaires en vue de la montée de classe. Mais en fait, j’ai accepté parce que mon copain m'avait dit que les enfants de primaire recevaient une glace gratuite dans cet établissement (rire).

Moi qui voulait arrêter la calligraphie et le boulier et avais envie d'une glace, je suis allé passer le test, et au final, il n'y a que moi qui l'ai réussi (rire). Du coup j'y ai passé 2 ans, c’était particulièrement pénible... Deux fois par semaine, de 18 à 21h.

Et même pendant les vacances d’été il y avait un camp d’entraînement ! D'environ une semaine. Dès le matin on étudiait, et on allait aussi à la plage nous faire courir sur le sable.

C’était des cours supplémentaires extrêmement difficiles, du niveau équivalent des lycéens de Nada* visant l’université de Tokyo**, dur dur (rire).

*NdT : prestigieuse école de la région.
** NdT : le Graal pour certains.

(11/12 ans). Je portais déjà des lunettes depuis mes 8/9 ans, mais pour la photo je les avais retirées. C'est très proche de mon visage d'aujourd'hui.J'ai aussi une petite sœur de 3 ans ma cadette.

---Au collège vous aviez une activité dans un club* ?

*NdT : les écoles proposent plein de clubs et il est bien vu, voire parfois obligatoire, d'en intégrer un.

Yûji Naka : Je suis bien entré dans le club de ping-pong mais n'ayant aucune persévérance j'ai arrêté au bout du premier trimestre (rire). On nous avait dit que pendant les vacances d’été on devait se faire tondre la tête* et il en était absolument hors de question.

*NdT : on pourrait penser que cette pratique n'a pas survécu au passage du 20eme au 21eme siècle, et pourtant elle existe encore... Certaines activités comme le baseball imposent encore ce type de coupe. Hors drama ou anime, peu de chances de voir un collégien avec les cheveux blonds et longs pratiquer ce sport.

Par la suite, comme je portais de l’intérêt à tous ce qui touchait à l'électricité, j'ai intégré le club de sciences, et bien que ce n’était pas le sujet, je fabriquais des circuits imprimés. Je réalisais le motif avec du liquide de gravure puis j'appliquais de la soudure (rire). Mais là aussi, j'ai arrêté au bout d'un an. J'avais tendance à vite me lasser.

En troisième année (14/15 ans, c'est la dernière avant le lycée) je n’étais dans aucun club, et j'avais aussi arrêté les cours supplémentaires du soir durant cette période.

En primaire il a pu monter dans une Lamborghini Countach exposée dans un grand magasin.

---Lorsqu'on arrive à la dernière année du collège, on doit forcément parler du lycée et de son orientation, à ce moment, que pensiez-vous devenir dans le futur ?

Yûji Naka : En fin de collège, je comptais reprendre le flambeau de mon père. Il est électricien. Quand une maison est construite, il se charge de faire tout le câblage à l’intérieur. Je suis donc allé dans la section électricité au lycée. Il s'agit de l’école Nishinoda Technology. Et je possède ma licence, celle d’électricien ! Du coup, je suis parfaitement compétent pour réaliser un câblage (rire).

---Ce type d’école, c'est une école de garçon ?

Yûji Naka : Non, il y avait bien quelques filles, mais il faut dire que l’école était mal famée (rire).

Je n'ai pas pu trouver de photos, mais je portais une veste avec une broderie de tigre sur la droite et une de dragon sur la gauche (rire).

Sa passion de YMO lui fera rencontrer les ordinateurs

---Quand avez-vous connu les ordinateurs ?

Yuji Naka : Vers la seconde moitié de mes années collège, le groupe YMO* a explosé. Et c'est en première année de lycée (15/16 ans) que j'ai commencé à avoir en tête l’idée de m'acheter un synthétiseur. L’école se trouvait à deux stations de la gare d'Osaka et était sur mon passage, et CSK, notre maison mère** y avait ouvert sa première boutique d'ordinateur.

*NdT : YMO pour Yellow Magic Orchestra, un groupe qui a marqué son époque.
**NdT : maison mère de SEGA entre 1984 et 2004.

Influencé entre autres par des amis, comme un synthétiseur coûtait cher, je pensais que je pourrais bien faire sortir du son d’un ordinateur. J'ai économisé en faisant un petit boulot et j'ai pu m'acheter un PC8001. Mais je ne pouvais que lui faire sortir que des sons comme bip bip (rire).

« Quoi ? Un ordinateur ne peut pas faire du son ? » constatant que ce n’était pas possible. « Qu'est-ce que j'ai acheté là... » (rire). C’était un échec cuisant.

Par la suite, j'ai trouvé un kit permettant de faire du son avec le PC8001, pour lequel j'avais dû débourser environ 35000 yens. Mais au final, j'entrais des musiques de YMO comme Rydeen ou Technopolis pour les écouter et c'est tout.

Je n'avais aucun sens musical pour créer des morceaux et j'ai abandonné.

Comme j'ai dû me faire une raison, je me souviens avoir acheté des magazines comme I/O* et Weekly Ascii* et je tapais les programmes des jeux auxquels je jouais après.

*NdT : I/O signifie Input Output, et Ascii vous devez connaître aussi pour leurs jeux et accessoires.

NdT : L'interview s'est faite au siège de SEGA à Haneda qui est aujourd’hui détruit.

Il faut se rappeler qu’avec les machines de l’époque, on rentrait soi-même les programmes, et forcément, on faisait souvent des erreurs.

Comme pour trouver des bugs on devait chercher, petit à petit je comprenais qu'en changeant telle chose de telle manière, cela impactait le jeu comme ceci ou comme cela. Du coup j'en venais à taper de plus en plus de programmes et cela décuplait l’intérêt des jeux.

Dans le magazine d'Ascii, il y avait des articles d'une personne qui se nomme Kazuya Nishioka, un ami le connaissait, et nos maisons respectives étaient extrêmement proches. Je suis allé le voir une fois, et il m'a fait jouer à Wizardry sur Apple. Et rapidement je suis allé y jouer tous les jours.

Par la suite, j'ai commencé à faire un petit boulot dans l'entreprise dans laquelle il travaillait.

Monsieur Nishioka réalisait des jeux sur PC88 et moi je m'occupais de les convertir sur MSX, X1 ou encore MULTI8, en gros, sur toutes sortes de machines, environ huit. Je pense avoir converti quelque chose comme seize titres. J'ai commencé durant la seconde année de lycée (16/17 ans) jusqu'en troisième (17/18 ans et dernière année).

Pendant ces années, en rentrant de l’école je passais par la gare d'Osaka, j’allais au game center et dans la boutique informatique avec des copains, puis j'allais faire mon travail avec monsieur Nishioka.

Et cela se répétait.

---Durant cette période il y a un jeu qui vous a captivé ?

Yûji Naka : Alors en fait, je ne me suis mis sur Space Invaders* qu'après être entré chez SEGA. Lorsque j’étais collégien, les membres du PTA**, étaient sévères et attendaient devant les game centers, et je ne pouvais donc pas y aller.

Une fois au lycée***, je n'avais d'yeux que pour les jeux Namco que je trouvais fantastiques avec Xevious, Rally-X ou encore Bosconian.

*NdT : Le jeu est sorti en 1978 et ce fut un phénomène incroyable au Japon, il a donc attendu environ 6 ans pour s'y mettre.
**NdT : Pour Parent Teacher Association, bref, l'Association de parents d'élèves.
***NdT : Il pouvait désormais aller dans les salles.

---Et en dernière année de lycée, quel type de travail pensiez-vous chercher ?

Yûji Naka : Je n'y avais pas réellement pensé… le patron de mon petit boulot m'avait dit en toute simplicité « une fois diplômé tu ne viendrais pas chez nous ? », mais ma première envie était d’intégrer CSK.

Le frère d'un copain d'un de mes camarades de la boutique d'informatique y travaillait, il était dans son costume parfaitement taillé avec sa mallette et je le voyais aller travailler tout fringant. J’étais en admiration en me disant que c'était donc ça le travail de programmeur, et en le trouvant super classe (rire). Cependant, à cette époque, il était difficile de trouver un emploi et le nombre d'entreprises recrutant dans notre école diminuait.

Et pile cette année, l'entreprise que j'admirais, Namco, n'est pas venue pour recruter (rire). J'ai écrit sur ma liste comme premier souhait CSK, mon second NEC et le troisième Sharp. J'ai ajouté dans la marge SEGA Enterprise puis j'ai remis le document à mon professeur.

Ce dernier est revenu me voir quelque temps après « dis-donc, le SEGA que t'as marqué dans la marge vient de faire parvenir une offre, tu veux tenter le coup ? ».

Investir dans des gens compétents - L'examen d’entrée de SEGA

---Vous connaissiez SEGA ?

Yuji Naka : Bien entendu ! J'adorais Star Jacker.

Mais lorsque mon professeur m'a parlé de SEGA, la chose à laquelle j'ai pensé c’est qu'en rentrant dans cette société, je pourrais aller à Tokyo. J'admirais Tokyo justement (rire). Alors j'ai bien participé à l'examen d’entrée mais j'ai fait des erreurs dans les réponses et je suis même arrivé en retard pour l'entretien.

Je pensais que ce n’était plus la peine d’espérer. Seule une personne sur 20 était prise. Mais, je ne savais pas par quel miracle, j'ai été embauché (rire). Après avoir demandé, ils recherchaient surtout des personnes capables de suite. En dernière année de lycée, mon boulot sur les conversions a semble-t-il été un gros plus.

Mais en fait, aller à Tokyo me faisait un peu peur. Au début j'ai logé dans la pension* de SEGA, l'examen et l'entretien avaient eu lieu à Osaka.

J'avais pris le Shinkansen, et moi qui venais à Tokyo pour la première fois, je me suis retrouvé à attendre dans la cantine de la maison mère. Et c'est là qu'un gars assez effrayant avec sa coupe type punch perm** a débarqué (rire).

« Allez on y va » me dit-il en me conduisant à la pension.

Il s'agissait d'un des pensionnaires, il y en avait un autre avec une coupe afro (rire).

Je me disais que c’était un lieu vraiment flippant et que je n'avais pas signé pour venir dans un tel endroit (rire). Au final, la vie quotidienne dans cette pension était particulièrement amusante. Ça ressemblait à une sortie scolaire en quelque sorte.

* NdT : Les entreprises un minimum importante proposaient quasiment systématiquement un logement pas cher pour son staff.
** NdT : Coupe de cheveux typique des Yakuza et autres racailles du genre, autant dire que c’était pas rassurant.

---Une fois embauché et votre poste assigné, ça se passait comment ?

Yûji Naka : Je venais pour l'AM#1 qui s'occupait de l'arcade, mais à peine arrivé on me transféra dans la section software sur ordinateur. Alors que moi je pensais avoir été embauché pour faire des jeux d'arcade.

Je disais à mes amis d'Osaka « maintenant je fais des jeux d'arcade, alors allez y jouer en y mettant vos pièces de 100 yens ! », mais en fait j'avais trop honte et je me lamentais de ne plus pouvoir rentrer chez moi (rire).

Le premier jour de travail a été consacré aux salutations, le second à la formation, et le troisième j'avais déjà mon siège, on m’a dit de m'y asseoir et de programmer (rire). C’était genre « hein ? Je dois faire quoi ? ». Moi j'avais déjà converti des sprites pour le MSX mais là c’était un peu brutal (rire).

---Il semble que vous admiriez les œuvres de Yû Suzuki. Lors des conversions, vous avez eu beaucoup d'occasions de vous parler ?

Yûji Naka : Il faut savoir que le nombre de personnes était encore restreint.

On était au septième étage* et l'espace était divisé plus ou moins en deux entre la section arcade et consumer.

Lors de la conversion de Space Harrier, il m'a enseigné plein de choses, comme par exemple la manière de donner une impression de vitesse aux tirs ennemis. Ou genre en faisant cela on ressent de la puissance etc.

Bien que je pense que Yû ne s'en souvienne pas, lorsqu'il travaillait sur Champion Boxing sur Mark III**, je me rappelle être allé lui montrer quelque chose en rapport avec les sprites (rire).

* NdT : Qui correspond au sixième en France. Au Japon, notre rez-de-chaussée c'est le premier étage, attention de ne pas vous tromper si un jour vous venez !
**NdT : Il doit vouloir dire la version SG-1000 en fait.

Assimiler en convertissant les jeux qu'on aime


---Lorsqu'on regarde vos travaux, il y a des mots clés comme « conversion » ou encore « doué en programmation » qui reviennent souvent, vous en pensez quoi ?

Yûji Naka : Il y a effectivement de cela. Je pense que c'est pareil pour tous les programmeurs d'autrefois. On analysait les programmes des autres et on apprenait comme cela en quelque sorte.

Il n'y avait pour ainsi dire presque pas de livres sur le sujet et même en en lisant, cela ne nous avançait pas pour autant. Une fois chez SEGA, personne ne m'a appris la programmation. On n’avait pas d'autre choix que d'apprendre par nous-même. C'est pour cela qu'au lycée, j'ai passé beaucoup de temps à étudier les travaux de Kōichi Nakamura*.

Il ne s'agissait en aucun cas d'un sentiment de rivalité ni d'une question de gagner ou perdre face à lui, c'est simplement que je me disais « ce gars est incroyable ».

Par exemple, pour la version ordinateur de Door Door, le personnage ne fait que grimper à des échelles, mais je ne comprenais pas comment il avait fait pour que ces échelles ne disparaissent** pas. Par la suite j'ai compris la méthode, mais sur le moment j’étais en admiration à me dire que c’était incroyable.

* NdT : Créateur et boss de Chunsoft et qui a travaillé sur la série Dragon Quest.
** NdT : Alors ne connaissant pas vraiment les jeux de ces ordinateurs type PC88, je dois avouer ne pas comprendre la performance même pour l’époque, mais je suppose qu'aux yeux du programmeur il y avait un truc.

Et donc, dans mon cas avec Phantasy Star, pour la partie dans les donjons, dès qu'on a parlé de faire un RPG, j'avais dit que je voulais des déplacements aussi fluides que ce qu'on voyait sur Commodore 64, et j'ai commencé par faire un programme. Et une semaine après le début du projet, le programme pour les déplacements dans les donjons était déjà prêt (rire).

En interne il a eu beaucoup de succès, et des personnes de l'AM comme monsieur Nakagawa (directeur de l'AM#1 lors de l'interview) et monsieur Oguchi (directeur de l'AM#3 lors de l'interview), sont venus y jeter un œil.

Et c'est d’ailleurs ce programme qui est à l'origine de Last Survivor (rire).

---Monsieur Naka, vous avez aussi travaillé sur Ghouls 'n Ghosts qui je crois est votre dernière conversion non ?

Yûji Naka : C’était vraiment sur un laps très court dans son cas.

On venait de faire Super Thunder Blade et Phantasy Star II, et en août 1989* à l'AM Show, lorsque j'ai vu tourner Ghouls 'n Ghosts, j'ai été incroyablement surpris.

Notamment par l'arme de flammes bleues qui se disperse sur le sol ou encore la manière dont se déplace Arthur, les deux épousant parfaitement le relief. Il n'y avait pas de jeu avec une telle précision niveau collision au pixel près à l’époque, on peut dire que ce fut un choc pour moi.

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Par la suite, début décembre de la même année, je suis allé chez Capcom à Osaka pour y récupérer un logiciel afin de faire la conversion (rire).

Et le fait de faire cette conversion a eu une grande influence pour la création de Sonic.

Ghouls 'n Ghosts m'a permis d’élargir les idées pour Sonic comme le fait de créer un programme permettant de courir librement à 360 degrés. Cela a donc un lien direct avec les loopings de Sonic.

* NdT : J'ai beau vérifier, je ne peux que voir une erreur dans la date qu'il indique. Je pense qu'il parle de l’édition de 1988, le jeu de Capcom version arcade étant sorti en décembre de cette année.

Une admiration totale envers l’Amérique


---Après la création de Sonic, vous êtes allé trois ans en Amérique, c’était comment ?

Yûji Naka : J'admirais à fond les États-Unis.

Pour dire à quel point c’était fort, j'ai participé cinq fois à l’émission TV TRANS AMERICA ULTRA QUIZ* (rire).

* NdT : Émission créée en 1977 rassemblant un grand nombre de participants (de quelques centaines pour les premières éditions à 50000 en 1998 !!!) avec différentes épreuves.

Si on allait assez loin dans le jeu les épreuves se déroulaient sur le sol Américain (pas que mais bon).

---C'est la première fois que j'entends parler de cette histoire (rire) ! Et quel est votre meilleur résultat ?

Yûji Naka : Le second stage (rire). Sur les cinq fois, j'ai échoué trois fois au premier stage et deux fois au second (rire). Dans l'entreprise nous sommes plusieurs à y avoir participé, nous avions tous fait faire notre passeport pour ça.

Lors de ma quatrième participation*, lorsqu'on nous demandait « vous voulez allez à New-York ? » et qu'on répondait « ouaiiiiiis ! » j'apparais bien comme il faut à l’écran (rire).

* NdT : J'ai essayé de le trouver en cherchant sur les années pouvant correspondre mais rien, il doit apparaître en petit et les images provenant de VHS ne sont pas terribles...

Mais si vous avez envie de vous plonger dans un programme de l’époque je vous laisse l’épisode de 1990.

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Comme Sonic fut un énorme succès aux USA, quand on m'a proposé de venir dans la Silicon Valley, je ne pouvais qu'accepter (rire).

De plus, pour un programmeur, la Silicon Valley est un véritable lieu saint, et en la voyant de mes propres yeux, c’était d'une classe incroyable, on se croyait dans un film.

Lors du développement de Sonic 3. Dans les bureaux de SOA. Bien que le staff était nombreux, le temps de développement était très court. Période éprouvante.

---Aujourd'hui encore il vous reste des souvenirs forts de votre expérience américaine?

Yûji Naka : Là-bas, les gens se vexent si vous restez silencieux. Je pense que je ne suis devenu capable de dire les choses de manière plus directe (rire).

En Amérique, durant les réunions, les gens parlent de façon très bruyante alors qu'au Japon on peut entendre une mouche voler (rire). Il arrive souvent que je sois le seul avec le patron à parler.

J'ai eu l'occasion d'avoir pas mal d'interactions avec les enfants américains et je pense que cela aussi m'a fait comprendre pas mal de choses sur les USA.

Une fois Sonic & Knuckles terminé et avant le grand tournoi mondial organisé par MTV. Sur la gauche, Hirokazu Yasuhara (director, Lead Game designer). Au milieu, Tadashi Takezaki (marketing).


---Après Sonic, vous n'avez rien fait d'autres que des jeux typés action, vous n'avez pas dans un coin de la tête l’idée de faire un RPG par exemple ?

Yûji Naka : En ce moment même j'ai envie de faire un jeu de F1. Bien entendu, j’ai aussi envie de faire un RPG ou encore un puzzle game. J’ai d'ailleurs suffisamment d’idées pour cela, mais je ne trouve juste pas le temps. Toutefois, les jeux d'action sont désormais en 3D et cela complique la tâche.

On peut dire que la différence est aussi importante qu'entre un manga et un fil en prises de vue réelles. Par exemple, si vous faites la coupe de cheveux de Locke the Superman en 3D, on aura un sentiment étrange, et dans un jeu d'action en 3D on ne peut pas utiliser de supercheries. Si dans le jeu il y a un plafond, vous ne pouvez pas sauter plus haut que lui comme c'est le cas dans un jeu en 2D.

Les choses possibles étant plus importantes, cela complique aussi les contrôles d'un cran, et de nombreux jeux d'action se loupent complètement sur ce plan.

C'est pour cela que comme dans Nights, il faut savoir imposer des limites comme la direction de la camera afin de ne pas rater son coup. Cela explique pourquoi c'est devenu un genre bien plus compliqué.

C'est maintenant que je ressens le plus de pression


---Pouvez-vous nous dire à quel moment de votre carrière vous avez ressenti le plus de pression ?

Yûji Naka : C'est justement en ce moment ! (rire).

Jusqu’à maintenant, j'avais une parfaite maîtrise des programmes puisque je les faisais moi-même donc pas de souci, mais avec deux titres en chantier en même temps, ce n'est plus moi qui fais ce travail. Je pense d'ailleurs ne pas pouvoir y revenir cette année.

---Quatorze ans c'est une assez longue période, vous qui voyez ce monde du jeu vidéo, avez-vous constaté un changement ces derniers temps ?

Yûji Naka : Comme le rendu visuel a beaucoup évolué, il y de nombreuses choses se rapprochant du cinéma, et je me demande si c'est une chose positive ou non.

On se retrouve avec des histoires étranges, il faut raconter quoiqu'il arrive quelque chose, et les jeux sont de moins en moins des jeux. De plus en plus de gens trouvent que les softs sont moins intéressants, et de mon point de vue, ça pourrait être la raison pour laquelle ces personnes s'en éloignent.

Depuis qu'on a le CD-rom, je pense que beaucoup de softs se sont trompés quant à leur direction. Sur ce point, je trouve l'attitude de Nintendo formidable à toujours poursuivre cet objectif du jeu. Ils n'ont jamais cédé à la facilité.

Je pense d'ailleurs que les joueurs comprennent cela de plus en plus.

---Vous avez un rêve pour votre avenir ?

Yûji Naka : Hum, je voudrais encore une fois élever mon niveau de programmeur (rire).

Si je regarde autour de moi, il y a plein de personnes qui savent réaliser des programmes de haut niveau, mais un élément qui fait la valeur d'un programmeur est le fait de « ressentir ce qui est bon et ce qui est mauvais ».

Et je pense qu'à ce niveau je ne perds pas encore la face comparé aux petits jeunes.

---Pour finir, vous avez un message pour les joueurs qui souhaitent travailler dans le monde du jeu vidéo ?

Yûji Naka : Quoi qu'il en soit, il est important d'avoir un objectif.

Même moi je ne pensais pas pouvoir aller en Amérique, et encore moins pouvoir monter dans de telles voitures.

Il faut se passionner pour plein de choses, et en entrant dans le monde du jeu vidéo, il y a moyen de réaliser ses rêves. C'est un monde qui permet cela.

Moi aussi, j'attends votre venue !

Le 25 janvier 1998 au siège de SEGA

Trivias

NdT : Pour cette partie, je n'ai pas fait la traduction des quelques textes autres que l'interview principale, juste une sélection des choses qui me semblaient les plus pertinentes/amusantes même si déjà connues pour une majorité.

Yûji Naka avait voulu participer à la seconde édition du concours organisé par Enix, le « Enix Game Hobby Program Contest » en 1984.

Pour cela il a réalisé un shoot’em up inspiré de Macross mais n'a malheureusement pas pu le finir dans les temps.

Il en rigole en disant « si j'avais pu respecter la date de clôture, peut-être que je ne serais pas chez SEGA et que j'aurais travaillé sur Dragon Quest avec monsieur Nakamura (rire).

Girl's Garden

C'est le premier soft sur lequel il a travaillé en tant que devoir de formation pour le petit nouveau qu'il était. Il l'a fait avec son voisin de bureau lui aussi nouveau, Hiro (Hiroshi Kawaguchi). La réalisation du jeu s'est faite en 5 mois.

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Great Baseball

Il a vu débarquer d'un coup un board de Mark III en plein développement qui faisait environ la taille d'un tatami* ! Ce fut son premier jeu sur Mark III. Il n’était pas programmeur principal dessus.

Il avait fait en sorte que lorsqu'une balle atteint un arbitre, elle le mette KO, mais personne ne prêta attention à ce détail à son grand dam dit-il en rigolant.

*NdT : Un tatami fait 180 cm x 90 cm.

F16 Fighting Falcon

C'est à la base un simulateur de dog fight du MSX converti sur Mark III.

Le jeu permet de jouer à deux en linkant les consoles ! Il faut donc deux TVs, deux consoles, deux claviers, deux jeux et aussi le câble de liaison. À sa sortie il semble n'y avoir eu que 500 câbles mis à disposition.

Lors de la sélection du contrôleur*, en faisant 100 fois droite et gauche, on peut écouter la musique de Space Harrier.

*NdT : alors je pense qu'il faut le clavier pour cela, je n'ai pas pu reproduire cette astuce.

Space Harrier

Le dernier boss sur Mark III se nomme HAYA-OH, nom qui vient de l'ancien Président de la société Hayao Nakayama !

OutRun

Il ne se faisait pas au manque de puissance ne permettant que du son PSG et faisait cette conversion à contre cœur. Et afin de prendre lui-même du plaisir dessus, il a demandé à un ami de la section hardware de lui bricoler un accessoire pour sortir du son FM.

Au final, cet accessoire deviendra un produit commercial par la suite, expliquant pourquoi il n'en est pas fait mention sur la boite de jeu.

Hokuto no Ken

Yûji Naka dit lui-même qu'il détestait les jeux de combat et aussi Hokuto no Ken !

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Phantasy Star

Cinq mois pour le réaliser, il est compatible avec le FM Unit.

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Super Thunder Blade

Pour lui c'est carrément un board de développement Mega Drive d'environ deux tatamis* qui a débarqué ! Seulement deux mois pour faire la conversion.

Notre supérieur nous avait ordonné de choisir entre lui et Space Harrier II.

Premier jeu de la machine, donc forcément ce fut difficile.

*Ndt : un tatami fait 180 cm x 90 cm.

Phantasy Star II

Le jeu devait tenir à l'origine sur une cartouche de quatre méga. Mais en parlant directement au président, ce dernier a accepté de pousser à six la capacité. En contrepartie, ils n'ont eu que deux mois et demi en plus pour le réaliser.

Sonic 3 / Sonic & Knuckles

Le développement se faisait en prévision d’intégrer le SVP (DSP) dans la cartouche dans l'intention d'aller au-delà des capacités de la Mega Drive.

Mais durant la réalisation, ils se sont aperçus que le chip ne serait jamais prêt dans les temps et ont donc fait un changement en urgence.